Ce nouveau recueil en arabe de Lamia Nouira Boukil, qui s’intitule étrangement Le village de Botero, comprend 12 différentes nouvelles de longueur variable qu’on lit avec un égal bonheur.
Toutes les nouvelles s’articulent autour d’un thème fédérateur qui semble habiter l’auteure comme un engagement éthique ou une cause vitale, et qui est, somme toute, l’homme. L’homme avec ses douleurs, ses faiblesses et ses rêves. L’homme aux prises avec son quotidien et avec les autres et que Lamia Nouira Boukil examine sur toutes les coutures en épousant subtilement les méandres de sa pensée et en creusant dans son âme où elle sonde son intimité, ses travers et revers qu’elle met à nu. Pourvue d’un sens aigu de l’observation, elle capte les secrets de sa vie ordinaire, n’épargne pas ses aspects triviaux ou sa candeur et nous livre, dans une construction narrative plutôt ramassée, appropriée à l’univers étroit et concentré de ce genre d’écriture qu’est la nouvelle, des descriptions fines et riches en détails très précis sur ses personnages dont elle a constamment tendance à grossir les traits, à enfler les défauts et tares, à la manière de Botero qui apparaît d’abord dans le titre de ce recueil, puis en haut de l’ultime nouvelle qui le clôture (p. 129) et où se trouve vraisemblablement ce qui expliquerait ce titre étrange qui n’intrigue le lecteur que pour mieux l’accrocher et lui mettre l’eau à la bouche.
Mais que vient donc faire ce peintre et sculpteur colombien dans ces nouvelles en langue arabe, écrites par une Tunisienne ?
Lamia Nouira Boukil ne répond nulle part à cette question et on ne sait pas si elle a appris sur la peinture de ce peintre dans des expositions ou dans des livres d’art. Seul son style original marqué par une imagination débordante, un grossissement des êtres et des objets et d’incessantes touches de fantastique, apparente l’univers de ses nouvelles à celui de Botero dont nous parvient, à la dernière nouvelle (pp. 129-144), la voix qui dialogue avec une danseuse fictive éprise de lui et qui sort tout droit de l’une de ses toiles, de ses lignes, courbes et couleurs. On est dans le surnaturel qui transgresse les normes et les limites et place l’univers nouvellistique de cette auteure créative en porte-à-faux avec les lois naturelles. Le personnage de « Mongi », l’ivrogne qui fait des scènes épouvantables à sa femme et qu’on trouve soudain sans vie, noyé dans son sang, juste après avoir versé sa bile sur le chat de la maison « Cherkès » qu’il a violenté jusqu’à la mort, est vu, lui aussi, à travers cette vision fantastique dont Lamia Nouira Boukil imprègne ses nouvelles et, sur sa lancée, va même jusqu’à réduire le personnage nommé « Bouraoui », dans la nouvelle « Ahbeb Allah » (pp. 57-66), à un œil unique, violemment extirpé d’un visage, qui regarde tristement le monde monstrueux des âmes emprisonnées dans des cages à volailles, après le démembrement sadique et surréel qu’un homme-fantôme lui a fait subir. Dans la nouvelle « Ennahr » (pp. 81-89), le personnage « Halim » devient noir de la tête aux pieds à force de lire Aimé Césaire et de s’éprendre, dans ses lectures solitaires, de la négritude.
Ce fantastique qui alterne et se confond avec le réalisme et qui ouvre ces nouvelles, non sans quelque beauté, sur l’univers de la fable, s’allie, chez cette nouvelliste, à l’ironie le traversant de part en part, et qui, bien que souvent discrète, devient très patente et bat son plein dans la nouvelle intitulée ironiquement « Khatfatou hbak » (pp. 69-77) et où il s’agit de ces charlatans machiavéliques qui se font élire sur des programmes falsifiés, truffés de promesses creuses, et qui, dès qu’ils gagnent les élections, se retournent, sans courage ni gloire, sur leurs électeurs pour les voler et se moquer de leur naïveté.
Lamia Nouira Boukil prend un malin plaisir à nous faire passer tour à tour de la réalité à la fiction, du réel au surréel. Ses nouvelles sont porteuses d’un nombre considérable de significations, tantôt claires, tantôt sombres qui sollicient la réflexion du lecteur. Elles sont aussi en perpétuelle interaction avec l’art plastique dont on saisit ici l’univers et le vocabulaire et qui force notre attention dès le titre de ce recueil. Une bonne culture littéraire semble sous-tendre leur écriture et que révèlent ces nombreuses épigraphes que l’auteure met en exergue à l’ouverture de chacune d’elle.
Écrites toutes exclusivement au passé, à la troisième personne du singulier, et mettant en scène des personnages souvent absents et plutôt passifs, c’est-à-dire manipulés par l’auteure, ces nouvelles de Lamia Nouira Boukil, dont on ne sait de quels faits réels ils sont inspirés, sont gouvernées par une vision extradiégétique qui fait que le narrateur dont l’existence textuelle se limite à une voix-off, est un narrateur absent, mais omniscient comme un Dieu : il sait tout des personnages, voit tous leurs faits et gestes et connaît leurs âmes et émotions. C’est, pour employer l’expression des spécialistes de la narratologie, un « narrateur véridique » ou un « narrateur fiable » avec lequel nous nous retrouvons, dans ces courts récits à l’action réduite, aux péripéties fort peu nombreuses et au temps limité, comme si on vivait les événements avec les personnages aux consciences desquels on accède, grâce à cette « narration omnisciente » ou « focalisation zéro ».
Il y a là une intensité, une tension et une vivacité qui ne peuvent que favoriser la réception heureuse de ces nouvelles.
Exploitant très bien les ressources de la langue arabe qu’elle connaît sur le bout du doigt, Lamia Nouira Boukil parvient, dans ces nouvelles, à nous captiver et à susciter en nous des émotions et des réflexions. Sa narration très aisée et aux transitions souples, son imagination féconde et la verve de son style la préparent bien, à notre humble avis, à une écriture plus complexe et au souffle plus long qui est celle du roman. Bonne continuation !
hamadi tekaya
14 janvier 2021 à 05:34
Tres beau. Tres…original.